« Non, la photographie n’est pas seulement nostalgie du passé. Elle est toujours partagée entre deux désirs opposés et complémentaires : l’un vise à arrêter le défilement du temps et à figer la représentation, l’autre anticipe et accompagne le mouvement du monde. »
Serge Tisseron, Le Mystère de la chambre claire : photographie et inconscient (1996)
Fotografiska, déjà implanté à Stockholm, New York, Berlin et Tallinn, s’est installé à Shanghai, au bord de la rivière Suzhou, au cœur d’un quartier récemment réhabilité, foyer industriel de la ville pendant la période coloniale, autrefois zone polluée et mal famée. Les quais, bordés d’espaces verts, invitent aujourd’hui les citadins et les touristes à se promener, à pied, à vélo ou en bateau de croisière. Au milieu de ce quartier coule une rivière dont le cours est resté inchangé au fil des siècles.
La rivière : un des éléments de la relation entre montagne et eau (shanshui) qui caractérise la peinture lettrée chinoise depuis la période Han (206 av. J.-C. – 220 apr. J.-C.), alors que dans l’histoire de la peinture occidentale, le paysage est passé de genre méconnu à sujet à part entière seulement au XVIIe siècle aux Pays-Bas.
En 1890, le philosophe américain William James utilise le fleuve comme métaphore pour décrire la conscience dans ses Principes de psychologie (« la conscience forme un courant ininterrompu »). Le terme s’est rapidement imposé pour désigner une technique narrative qui cherche à transmettre le point de vue cognitif d’un individu en donnant l’équivalent écrit du processus de pensée ou du monologue intérieur d’un personnage. En effet, la rivière symbolise bien la myriade de pensées et de sentiments qui traversent l’esprit humain, notre capacité à expérimenter, à oublier, à nous souvenir et à imaginer.
Les cinq artistes de cette exposition ont en commun d’utiliser l’image photographique pour capturer un paysage de rivière dans la Chine des trente dernières années, tout en se référant à des œuvres littéraires passées – qu’il s’agisse de poètes qui ont célébré les paysages de la vallée des Trois Gorges, de l’opéra traditionnel Adieu ma concubine, du Classique des montagnes et des mers, du Livre des Odes ou d’une chanson folklorique du Yunnan. Ils ont également en commun de s’engager physiquement dans la réalisation de leur œuvre (en parcourant des centaines ou des milliers de kilomètres, parfois pendant plusieurs années) et de mettre en place un protocole de performance, jouant plus ou moins visiblement leur rôle de sujet dans l’œuvre – bien que, comme dans la tradition shanshui, la figure humaine soit à peine présente dans ces représentations de la nature. Zhuang Hui photographie les traces du passage de l’homme dans les Trois Gorges, avant qu’elles ne soient recouvertes par les eaux du barrage qui sera filmé des années plus tard. Cheng Xinhao, bercé par un chant de la minorité Nu, se met en scène dans des « photographies animées » où on le voit arpenter l’ancienne route du Cheval de Sel, autrefois principale voie d’accès à la vallée de la rivière Nu, et réactiver un itinéraire quasiment disparu depuis la création d’une autoroute. Imprimant ses photographies sur des rouleaux traditionnels,
Michael Cherney crée des illusions en utilisant la technologie numérique pour rechercher dans les paysages d’aujourd’hui les traces des paysages représentés sous les dynasties Han et Song. Sui Taca évoque également des origines mythiques, en établissant des correspondances invisibles entre les premiers poèmes chinois, écrits il y a 2 500 à 3 000 ans, et les paysages actuels du bassin du fleuve Jaune où ils sont nés, qu’il photographie en moyen format. Enfin, Chen Qiulin adopte un style visuel fragmenté, entre scènes documentaires des chantiers de construction de sa ville natale sur les rives du Yangtze et silhouettes colorées et dansantes d’un opéra traditionnel où le fleuve symbolise la séparation de deux amants.
La photographie leur permet de parler à la fois du passé et du présent. Les images qu’ils créent, tout en faisant référence à leur propre tradition de représentation du paysage dans l’art et la littérature, font également écho aux préoccupations contemporaines liées à l’impact de l’homme sur l’environnement et au processus d’industrialisation et de mondialisation. Par le biais de la photographie, ils témoignent tous des transformations de la nature au cours des dernières décennies, entre réalisme et poésie, entre représentation du fleuve et exploration de leur propre subjectivité.
Vues de l’exposition
Vue de l'exposition, 2024
Vue de l'exposition, 2024
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Vue de l'exposition, 2024
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